Les conséquences du silence

Exposition 40 ans, 70kg, CENTQUATRE, Paris
18.01.22 - 26.02.22

Série 40 ans, 70 kg, Eléa-Jeanne Schmitter. (2021). © Eléa-Jeanne Schmitter.

Quand la journaliste et activiste britannique Caroline Criado-Perez dénonce par mots, la photographe Eléa-Jeanne Schmitter révèle en images. Dans l’espace dédié aux expositions du Centquatre à Paris, à l’occasion de la sixième édition du festival "Les Singulier-e-s”, l’artiste Eléa-Jeanne Schmitter met en lumière sous la forme de photographies, une collecte de données qu’elle a puisée dans l’ouvrage “Femmes invisibles” de Caroline Criado-Perez (édition Edi8, 2020). 

Des données qui traitent, paradoxalement, d’une absence d’informations à propos de l’Autre moitié de l’humanité : les femmes. Le sujet n’est pas neuf ; la querelle du féminisme a déjà fait couler beaucoup d’encre. Cependant, il s’avère d’être d’une extrême contemporanéité ; on en parle encore et c’est important. Des informations inexactes, des données erronées et des chiffres -ou leur absence- confirment que la vie des hommes définirait celle du genre humain tout entier. Simone de Beauvoir disait  quelque chose d’éclairant à ce sujet : le rapport des deux sexes ne peut être apparenté à deux pôles, deux électricités. L’homme représente à la fois le positif et le neutre -jusqu’au point où la langue française utilise le mot “homme” pour définir le genre humain. La femme quant à elle, est le négatif et l’absence. En empruntant un titre évocateur de ce calibrage clivant, Eléa-Jeanne Schmitter frappe fort. L’exposition “40 ans, 70kg” sonne âpre, injuste et fatal car difficilement réversible. La “norme” établie est celle d’un homme de 40 ans, pesant 70 Kg. Le ton est donné. 

L’expérience du visiteur est paradoxale. A mesure de la visite, l’oeil est à la fois ébloui par l’esthétisme confirmé des photographies, bien que déstabilisé par un sentiment amer qui s’installe au fond du ventre. La série photographique est proche d’une composition de studio, la scénographie est délicieusement harmonieuse mais l’oeil est déstabilisé en découvrant les corps féminins blessés, abîmés, cachés dans cette mise en scène artificielle. Des vêtements de travail trop amples ou trop étriqués, des ceintures de sécurité asphyxiantes, des objets transperçants superposés sur des points corporels vitaux, transforment cet artifice séduisant en une réalité grave. Que ce soit dans le domaine médical, dans le milieu professionnel ou dans leur quotidien, l’effacement des femmes a des conséquences parfois fatales.

L’exposition d’Eléa-Jeanne Schmitter nous montre que cette disharmonie n’est pas simplement qu’une question de confort. Ses photographies viennent déstabiliser la vision optique du spectateur, la bousculer pour la questionner à nouveau, pour la transformer enfin. Il s’agit d’une rencontre subtile et sensible avec le silence fait à l’égard des femmes. Un silence qui se crie jusqu’aux yeux. 

Marie Chappaz